Œuvre d'art composée d'un assemblage de pierres représentant une vue sur le château de Prague.
Histoire

Les cabinets de curiosités et le Wunderkammer de Rodolphe II à Prague

Collecter et exposer des objets rares du monde entier

Comment les riches et puissants ont utilisé les cabinets de curiosités à des fins politiques

par
Nolwenn Gouault (Europeana Foundation)

Les cabinets de curiosités sont des salles ou des galeries dans lesquelles sont réunis des objets et des œuvres d'art considérés comme rares, innovants et singuliers.

Connus sous le nom de « Kunst- » ou « Wunderkammer » en allemand, ou « studiolo » en italien, ils étaient le résultat d'un goût pour la collection d'objets à la Renaissance et une continuation de l'encyclopédisme médiéval des monastères. Ils sont nés d'un regain d'intérêt de l'élite pour les sciences et les antiquités, alimenté par les récentes expéditions à travers le monde.

Il existe de nombreux exemples célèbres de cabinets de curiosités en Europe : ceux de la famille Este à Ferrare, de la famille Médicis à Florence, de François Ier à Fontainebleau, de Ferdinand II à Innsbruck, de Rodolphe II à Prague et d'Auguste le Fort à Dresde.

Scientifiques, érudits, nobles, rois, empereurs, princes électeurs, explorateurs, ecclésiastiques, toute personne disposant de moyens financiers pouvait créer son propre cabinet de curiosités.

Ce blog tente de comprendre les cabinets de curiosités et leurs objectifs politiques, en regardant l'exemple de Rodolphe II à Prague.

Que sont les cabinets de curiosités ?

Les cabinets de curiosités ont réuni un grand nombre de peintures et de sculptures anciennes et contemporaines, mais ils ont également été créés autour de trois autres types d'objets.

La particularité des cabinets de curiosités réside dans la création d'objets dits « singuliers » divisés en trois catégories.

Les naturalia sont tout ce que l'on trouve dans la nature, des objets liés à la faune, à la flore et à la géologie. Les artificialia sont, quant à eux, le produit de la création humaine ou de la nature modifiée par l'homme.

Photographie en couleur d'un cabinet de curiosités avec des objets comme des portraits peints, des sculptures en ivoire, une tour d'orfèvrerie en métal et des objets composés de cornes, de pierres, de coquillages et de coraux.

Enfin, les scientifica sont des objets de nature technique ou scientifique, considérés comme des créations ingénieuses qui surpassent la nature. Ceux-ci comprenaient souvent des appareils d'astronomie, des horloges et des dispositifs mécaniques tels que des automates.

Photographie de la reproduction en 3D d'un octangle étoilé (étoile à huits pointes).

Ces collections étaient organisées autour du principe ésotérique de l'unité de l'univers. C'étaient des espaces où tous les objets étaient mélangés et donc philosophiquement interconnectés. L'aspect chaotique permettait aux visiteurs de découvrir une logique interne à la collection.

Les vetustissima, les objets anciens et archéologiques du Moyen Âge et de l'Antiquité, ont également joué un rôle important dans les cabinets de curiosité de la Renaissance.

Ils créaient un lien avec les productions contemporaines, mettant en évidence l'évolution des capacités créatives. Les objets les plus anciens comprenaient des objets archéologiques et des biens que l'on croyait appartenir à des figures historiques illustres (qui, en réalité, étaient souvent des répliques).

Page d'encyclopédie avec les reproductions en couleur d'objets archéologiques.

Les nombreux artefacts liés aux rois et empereurs précédents montrent comment ces collections ont servi à consolider le pouvoir de leur propriétaire et à revendiquer un héritage historique.

Le cabinet des curiosités et les trésors de Rodolphe II (1552 - 1612)

En 1583, Rodolphe II, souverain du Saint-Empire romain germanique et roi de Bohême, choisit Prague comme lieu de résidence et la transforme en capitale culturelle et artistique.

Des artistes de toute l'Europe ont travaillé pour le souverain, notamment le tailleur de pierres précieuses et graveur sur verre allemand Caspar Lehmann et les familles italiennes Miseroni et Castrucci, spécialisées dans la sculpture de pierre. L'artiste italien Giuseppe Arcimboldo a également créé son célèbre tableau Vertumnus comme un portrait singulier de Rodolphe.

Portrait de Rodolphe II composés entièrement d'éléments végétaux comme des fruits, des légumes, des céréales et des fleurs.

Les orfèvres et sculpteurs tchèques, flamands et hollandais Anton Schweinberger, Jan Vermeyen, Adrian de Vries et Paulus van Vianen figuraient également parmi les favoris du souverain.

Tout d'abord, tous ces artistes ont représenté le roi à travers différents médiums.

Portrait gravé sur verre de Rodolphe II en armure, tenant un bâton dans la main droite et le pommeau d'une épée dans sa main gauche. Il est debout devant une table où sont posés un sceptre et une couronne. Au-dessus de lui, un aigle tient une flèche dans ses griffes.
Photographie couleur d'un médaillon camée composé d'or, de pierres et d'émail représentant le portrait de profil de Rodolphe II.

Ensuite, ils ont travaillé à la création des objets de la collection du cabinet en créant des artificialia et des naturalia. Toutes ces œuvres sont caractéristiques du mouvement maniériste de la période du règne de Rodolphe.

Photographie en couleur d'un récipient en verre gravé de motifs végétaux et d'une figure féminine, avec une anse, un pied et un couvercle dorés et composés de pierres rouges.
Clochette doré composée d'alliage de métaux. Elle est gravée avec des animaux et des personnages mythologiques.

Les inventaires de la collection de Rodolphe font état d'objets fabriqués à partir d'éléments trouvés dans la nature, de taxidermie et même d'une corne de licorne !

Les orfèvres ont créé des pièces à partir de ces éléments organiques : cornes de rhinocéros, ivoires, carapaces de tortue, coquillages, noix de coco et bézoards.

Les pierres étaient considérées comme les « os de la Terre » et se trouvaient donc liées philosophiquement aux os animaliers et humains.

Photographie en couleur d'un bézoard ornementé d'une monture composée d'un pied et d'un couvercle en or et en émail.
Photographie en couleur d'un plat en pierre semi-précieuse avec un pied en or et émail et deux anses sculptées en forme de serpents.

Vers 1600, l'ivoire est devenu à la mode et les souverains ont fait appel aux services de tourneurs et de sculpteurs, comme Rodolphe II l'a fait avec Hans Wecker.

Photographie en couleur d'un ensemble de petits objets en ivoire.

Les cabinets de curiosités ne constituaient pas seulement une accumulation de trésors artistiques, ils étaient aussi des laboratoires d'expérimentation. L'astronomie, les mathématiques, la chimie et les sciences naturelles ont toutes fait des progrès décisifs, bien que parfois mystiques.

À la cour de Rodolphe II, ces enseignements étaient dirigés par des astronomes tels que Johannes Kepler, qui a tenté d'appliquer les concepts d'harmonie polyédrique au modèle du système solaire.

illustration en noir et blanc de plusieurs formes géométriques en 3D emboîtées les unes dans les autres et placées dans un demi-globe posée sur un pied de forme complexe.

Quant à l'inventeur allemand Erasmus Habermel, il a consacré sa carrière aux mathématiques et à l'astronomie en créant de luxueux instruments scientifiques.

Photographie en couleur d'un cadran solaire en alliage de cuivre doré.

Malgré l'approche scientifique, les cabinets de curiosités ont surtout servi à représenter les monarchies, en témoignant de leurs connaissances, de leur prestige et de leur sphère d'influence.

Une approche critique durant le siècle des Lumières

En France, René Descartes puis le célèbre encyclopédiste Denis Diderot ont qualifié les cabinets de curiosités de « fantaisistes ». Les écrivains des Lumières, d'abord en France puis en Europe, critiquaient les cabinets de curiosités pour leur hétérogénéité et leur attrait pour le précieux et l'extraordinaire.

Les encyclopédistes de l'époque souhaitaient instaurer une rigueur systématique basée sur la création de collections logiques et cohérentes.

Page d'une encyclopédie avec des illustrations d'outils de tisserand. En haut de l'image, illustration d'un atelier avec deux personnages.

Les collections ont commencé à devenir plus spécifiques, avec des œuvres d'art d'un côté et des objets de sciences naturelles et techniques de l'autre, pour former des inventaires complets et des études spécialisées.

Eurocentrisme et colonialisme

Il est également difficile de dissocier les collections des cabinets de curiosités des expéditions coloniales européennes hors du continent.

Armes, vannerie, instruments de musique et sculptures, entre autres, ont été ramenés des royaumes des régions du Congo, du Bénin et de la Sierra Leone actuels, ainsi que des Amériques et d'Asie. Quant aux matériaux, l'or ayant souvent été fondu lors de diverses crises financières, l'ivoire reste l'une des preuves les plus évidentes de ces collections liées à la colonisation.

L'association faite entre les objets issus des populations colonisées et les « curiosités » des cabinets montre à quel point ces collections étaient eurocentristes et fondées sur des idées colonialistes.

Enfin, dans les cabinets de curiosités, on trouve des exemples de représentations d'hommes et de femmes non européens. Ils sont souvent dépeints comme des esclaves, portant des vêtements dorés incrustés de pierres précieuses, dans une forme héritée de l'antiquité romaine. Il n'y a pas de réalisme et les représentations sont essentialisées.

Photographie en noir et blanc d'un homme noir musclé, presque dénudé avec une couronne, un pectoral et une jupe en or et pierres précieuses. Il porte un plateau avec une grosse et lourde pierre.

L'exotisme ne s'est pas limité aux cabinets de curiosités, puisqu'il a persisté au cours des siècles suivants.

Les explorateurs, les artistes et les scientifiques du XIXe siècle, parmi lesquels les orientalistes, les scientifiques des campagnes égyptiennes de Napoléon ou le célèbre explorateur Henry Morton Stanley, ont contribué à remplir les musées européens et à développer une vision déshumanisée des populations et des cultures non européennes.

De plus, jusqu'au milieu du XXe siècle, les Expositions universelles ont transporté des êtres humains d'Afrique, d'Asie et des Amériques en Europe pour être exposés lors de ces événements.

Photographie en noir et blanc d'une reproduction à taille réelle d'un homme noir avec un turban autour de la tête et une longue tunique blanche à manches longues. Il porte un collier composé de nombreux pendentifs carrés. Dans sa main droite, il tient un objet composé d'une poignée et de long cheveux.
Photographie en noir et blanc d'un groupe d'adultes hommes et femmes et d'enfants noirs, torses nus entourant un homme blanc bien habillé. L'arrière-plan est composé de palmiers et de deux huttes en chaume.

Des cabinets aux musées

Si les premiers musées ont ouvert à Bâle en 1661 puis à Oxford en 1681, avec l'Ashmolean Museum, c'est pendant la Révolution française que les collections de la noblesse et du clergé sont réquisitionnées, réparties puis regroupées par catégorie dans les musées.

Illustration en couleur d'un professeur présentant une série d'objets comme des coquillages ou des cornes. Il se trouve devant une assemblée d'hommes l'écoutant. Derrière lui on voit des peintures et gravures.

Des musées d'histoire naturelle sont créés à Paris en 1793, à Berlin en 1810 et à Londres en 1881. Il ne s'agissait plus de rechercher des spécimens et des curiosités « extraordinaires », mais de lancer un inventaire exhaustif de la diversité du monde au nom de l'universalité.

Photographie en noir et blanc de vitrines de musées avec des animaux empaillés et étiquetés dedans.

Les objets des cabinets de curiosités font désormais partie des collections de nos musées, mais ils devraient aussi être considérés comme la première idée de musées.

Photographie en noir et blanc d'une salle de musées avec des colonnes et des voûtes peintes, et des vitrines remplies d'objets provenant de cabinets de curiosités.

À Vienne, ce n'est qu'en 1875 qu'une réforme décide de l'avenir des collections impériales, et le Kunsthistorisches Museum ouvre ses portes en 1891. Aujourd'hui, le musée possède l'une des plus grandes collections d'objets provenant de cabinets tels que le Kunst- und Wunderkammer de Ferdinand II du Tyrol et celui de Rodolphe II, qui possède encore de nombreux objets malgré les vols causés par la guerre de Trente Ans.


Traduction : Nolwenn Gouault