- Exposition: Humans of Crafts
- Explorer le patrimoine artisanal et l'art contemporain - partie 1
Les deux chapitres précédents ont mis en lumière la richesse et la diversité des pratiques artisanales en Europe, du Moyen Âge à nos jours. À présent, à travers les portraits de quatre artistes contemporains, ce chapitre cherche à explorer l'artisanat sous un angle original. Ces quatre personnes se sont emparées des savoirs-faires et des techniques du patrimoine artisanal traditionnel et les ont réutilisées dans leur propre création artistique contemporaine.
Ils mettent en lumière et explorent les dimensions matérielles et immatérielles de l'artisanat, non seulement dans leur dimension technique, mais aussi dans leur dimension historique et sociale.
Brankica Zilovic : tisser des mondes et des histoires
Brankica Zilovic (née en 1974) est une artiste franco-serbe actuellement basée à Paris. Avec du fil, du tissus, et des fibres, elle tisse les histoires d'un monde en mutation, d'identités changeantes et de souvenirs du passé.
Elle s'identifie comme une artiste dont le principal médium est le textile. À travers le portrait et les mots de Brankica, nous comprenons comment les textiles sont progressivement entrés dans les pratiques artistiques, s'éloignant ainsi de l'artisanat.
Dans un premier temps, Brankica a combiné l'utilisation du textile avec une variété de supports : perles, papier, béton et peinture, dans des techniques hybrides telles que la broderie, le tufting et la couture.
J'ai toujours aimé naviguer entre les techniques textiles "traditionnelles", comme la tapisserie à la main, et les nouvelles techniques telles que les installations murales.
Brankica Zilovic
Brankica raconte que, dans les années 1980 et 1990, le monde de l'art a commencé à reconsidérer le médium textile. À l'époque, le textile était davantage associé à la culture artisanale. Depuis les années 2000, le textile s'est répendu dans la pratique artistique. Si certains artistes l'utilisent à des fins politiques, sociales ou même esthétiques, d'autres choisissent de raconter des histoires personnelles et de plonger dans des univers plus intimes, soulignant ainsi la grande diversité de l'art textile.
Son travail combine plusieurs approches. Originaire de l'ex-Yougoslavie, l'artiste aborde la question des identités fragmentées, du mouvement et des frontières, mais aussi de la guérison, du renouveau et des corps. Elle intègre ces frontières mouvantes dans sa création artistique, en se concentrant sur les créations cartographiques et les réinterprétations de la géographie.
La cartographie [...] traduit mon expérience et représente ce traumatisme qui est le moteur de mon travail. Les fils me permettent de tisser des liens synaptiques, de réparer des mémoires, de maintenir le monde tel qu'il est. Les paysages et la cartographie m'aident à représenter le monde, intérieur et extérieur, selon une géopolitique personnelle où l'intime rejoint le collectif.
Brankica Zilovic
Si le travail de Brankica comporte une forte dimension autobiographique, l'artiste choisit également de parler de questions qui traversent le monde d'aujourd'hui, comme l'environnement et ses changements. En créant des cartes qu'elle appelle "no man's land", l'artiste souhaite créer des "lieux de projection intellectuelle et politique". En d'autres termes, elle réalise des créations artistiques dans lesquelles le spectateur est invité à réfléchir à des questions politiques et sociétales.
Par exemple, dans l'œuvre "Golden", elle aborde le changement climatique et la fonte des glaces. Grâce à la couleur dorée, elle confère à la fragile banquise un caractère sacré.
Nous devons tisser notre capacité à vivre ensemble, et le textile est une façon de l'exprimer : par son élasticité, sa couleur et sa résistance.
Brankica Zilovic
Céline Tuloup : rendre la broderie politique
Céline Tuloup (née en 1980) est une artiste contemporaine dont le principal support est le textile et la technique de prédilection la broderie. Fortement engagée en faveur de l'égalité des sexes, elle utilise ces techniques textiles traditionnelles pour parler du féminisme et des questions politiques contemporaines.
La broderie et le travail du textile en général sont depuis longtemps liés à l'espace domestique, autrefois réservé aux femmes et transmis de mère en fille.
Céline raconte qu'elle a hérité des techniques et du savoir-faire de sa mère en matière de textile, de broderie et de couture, reconnaissant que l'artisanat textile domestique est fortement lié à l'enfermement des femmes dans des espaces privés.
Céline utilise ce médium, traditionnellement lié à la sphère féminine et privée, au service d'un art engagé, politique et féministe.
Sa série "Les Combattantes" reprend des scènes de l'histoire où les femmes se sont battues pour leurs droits. Céline a choisi de représenter des figures féminines historiques telles que Dorothy Counts - l'une des premières étudiantes noires à entrer à Harding University High School -, les suffragettes britanniques Emmeline Pankhurst et Emily Davison, la "première dame des droits civiques" Rosa Parks, la marathonienne américaine Kathrine Switzer et le groupe d'activistes féministes radicales FEMEN.
Elle met en contraste ces exemples de prise de position forte des femmes dans l'espace public, et des moments de violence qui y sont associés, avec divers tissus doux, aux couleurs pastel et aux motifs décoratifs. La Toile de Jouy, par exemple, est un tissu imprimé représentant des scènes pastorales, qui occupe une place importante dans l'histoire des arts décoratifs
Ce contraste entre les supports qu'elle utilise et les thèmes qu'elle aborde, permet à Céline de créer un pont entre l'espace public et l'espace privé, montrant qu'ils sont tous deux des lieux politiques, notamment en ce qui concerne la condition des femmes. Elle réunit ce qu'elle appelle la "petite histoire" et la "grande histoire".
Prenons l'exemple de sa série "Nos étendards flotteront au vent". Ici, Céline Tuloup joue avec les stéréotypes de la broderie et du travail textile. Elle appose sur le linge de maison de la sphère domestique des graffitis que l'on voit habituellement dans l'espace public.
Je pense que ma pratique était implicitement féministe dès le début, dès que je me suis approprié ces techniques textiles et de broderie. Mais par la suite, j'ai réalisé des pièces explicitement féministes, comme 'Bashing'.
Le travail de Céline s'étend à d'autres thèmes tels que l'écologie, la migration et les questions politiques actuelles. Elle crée également avec d'autres matériaux ou techniques et anime des ateliers avec différents publics. Cependant, son travail avec textile nous montre non seulement comment sa maîtrise des savoir-faire traditionnels sert son expression artistique, mais aussi comment elle a su s'emparer de l'image et de la mémoire associées à cet artisanat domestique pour en faire un outil d'expression politique.